Grand prix du Conte Littéraire sous la Présidence d'Henri GougaudLe mélèze indésirable

Il était une fois une forêt très collet monté, très fière de ses quartiers de noblesse et de la pureté de son lignage, une de ces belles forêts qui pouvaient s'enorgueillir d'avoir appartenu à des seigneurs et des rois, et d'avoir vu passer, sur ses chemins et dans ses allées, les plus hauts dignitaires et les plus grands personnages de France.

Cette superbe forêt, exclusivement composée de chênes, avait bénéficié pendant plus de trois siècles des soins méticuleux et amoureux d'hommes hautement qualifiés. Tous ces intendants et jardiniers s'étaient fait une gloire et un honneur de préserver la pureté et la beauté de cette forêt, et chaque arbre avait été entouré d'autant d'attentions que les chevaux les plus renommés des écuries seigneuriales. Les futaies en étaient majestueuses, et les sous-bois rayonnaient d'une netteté lumineuse telle, que les promeneurs et les cavaliers y pénétraient avec autant de recueillement que s'ils s'avançaient dans la nef d'une vaste cathédrale.

Certes, au fil de ces dernières décennies, les nobles s'étaient changés en riches propriétaires, et les intendants seigneuriaux étaient devenus de braves gardes forestiers, privés ou municipaux. Cependant la forêt avait vu se maintenir intact tout le respect qui lui était légitimement dû, et elle avait pu ainsi préserver l'excellence de son lignage.

Or, en cette seconde moitié du vingtième siècle, les arbres sentirent bien que le vent était en train de tourner, et que toute l'atmosphère subissait d'étranges mouvances. Mais ce fut un événement bien particulier qui confirma bientôt leurs intuitions, et les convainquit que, vraiment, rien n'était plus pareil sous le soleil...

Tout avait pourtant commencé d'une manière des plus banales. Au large d'une allée, presque à la lisière de la clairière, un avorton de mélèze avait trouvé la force et l'audace de se hisser sur la pointe de ses premières petites branches. Bien sûr les vénérables chênes avaient bien remarqué qu'un arbuste étranger, sans doute apporté par un vent mauvais, s'était mis à pousser, là, sous leurs yeux feuillus. Mais ils ne s'en étaient nullement inquiétés, et ils n'avaient même pas daigné lui adresser le moindre regard, persuadés que ce parasite éhonté allait, tôt ou tard, être extirpé d'une main de maître. Car ils en avaient vu, au cours des siècles, de ces grains et arbrisseaux bien enclins à s'implanter subrepticement au coeur de la forêt. Mais à chaque fois, les soins vigilants et l'oeil infaillible des maîtres et serviteurs de ces lieux avaient réduit à néant toutes ces tentatives d'invasion extérieure.

Or, cette fois-ci, les mois s'écoulaient, et personne, vraiment personne ne semblait s'apercevoir de la présence de cet intrus, et vouloir l'arracher de cette terre sacrée. Les arbres décidèrent donc d'intervenir eux-mêmes, et d'empêcher cet étranger de mélèze de s'implanter de manière définitive.

De troncs en troncs, de branchages en branchages, toute la forêt se murmura les mêmes exhortations,et se sentit intimement unie par une même détermination. Il fallait agir avec rapidité et efficacité, de peur que la réussite de cet avorton grisâtre ne servît d'exemple à d'autres graines extérieures.

Les arbres , qui en étaient le plus rapprochés, se chargèrent donc, dans un premier temps de le déraciner, ou, à défaut, de l'étouffer dans son lit même de sève. Ils gonflèrent et dardèrent le plus possible leurs grosses racines pour aller mordre et piétiner les membres souterrains de cet indésirable. Mais ils ne pouvaient l'attaquer de tous les côtés car celui-ci avait eu la chance de pousser à la lisière de la clairière: il pouvait donc développer ses propres racines sous la terre meuble de cette clairière.

Dépités , les arbres de la forêt multiplièrent alors les stratégies d'attaque. Les chênes les plus élevés grandirent encore leurs larges épaules pour faire obstacle à la lumière du soleil, ou retenir dans leur feuillage les bienfaisantes caresses des pluies et des ondées. Le petit mélèze serait ainsi rapidement voué au rachitisme et au dépérissement.

D'autres arbres, plus cruels encore, entreprirent d'acheminer vers ce seul coin de la forêt toutes les chenilles redoutables ,qui avaient commencé , depuis peu, à infester leurs branches et leurs troncs.

Mais tous ces arbres eurent beau, tous ensemble, se dresser, se pousser, se grandir dans de terribles craquements de bois, ils eurent beau vouloir entraver la course des pluies et du soleil, et même encourager le parasitisme infectieux, rien n'y faisait: le mélèze, de sa place privilégiée sous l'ouverture même du ciel , ne cessait de croître et d'embellir.

Mais il y avait plus grave: à quelques pas de ce terrain d'acharnement, un jeune chêne était en train de dépérir. Plus fragile peut-être, moins bien exposé, c'est lui qui avait le plus souffert de toutes ces chenilles que ses aînés avaient attirées en cette chênaie. Trop préoccupés par leurs stratégies offensives, les autres arbres ne s'étaient rendu compte que bien trop tard qu'un de leurs enfants venait d'être cruellement atteint.

Toute la forêt fut alors frappée de consternation.

De mémoire d'arbre, jamais ils n'avaient vu ni connu une telle calamité. Etre frappé si jeune, quelle injustice ! Et les gardes forestiers qui ne faisaient même plus leurs rondes habituelles ! Le grand coupable, c'était lui, là-bas, cet arbrisseau de malheur! Sans lui, rien jamais ne serait arrivé. Et dire qu'il n'arrêtait pas de grandir, lui, alors qu'un des leurs était en train de mourir ! Ah, si seulement il existait un baume pour le guérir !

De troncs en troncs, de branchages en branchages, toute la forêt se répandit en chuintements de désolation et en grondements de malédictions. Et tout autour du petit chêne, ce n'étaient que des pleurs de résine.

Le mélèze qui, jusqu'alors, face aux attaques redoublées , s'était retranché dans un silence stoïque, se sentit ému par ces pleurs, et profondément touché par la destinée de ce jeune compagnon.

- Dans ma contrée natale, finit-il par leur déclarer, du haut de son courage et de sa générosité, nos arbres-sorciers savent guérir de telles infections.

Tous les autres chênes, surpris et fâchés de découvrir et d'entendre cette étrange voix gutturale, ne firent qu'à demi la sourde oreille.

- Si vous vouliez bien m'aider, je crois que je pourrais reconstituer cet élixir, et sauver votre tout jeune protégé.

Cette fois-ci, ses paroles firent vibrer tous les coeurs et toutes les fibres de la forêt. Mais les uns criaient de ne pas faire confiance à cet intrus, à cet envahisseur de malheur, alors que d'autres étaient prêts à tout tenter pour sauver le petit chêne malade. Grâce à l'intervention des vieux sages vénérables, ce fut la voix de la raison et de la conciliation qui l'emporta.

Il n'y avait plus une seconde à perdre.

Le mélèze, de ses plus fines racines, se mit à explorer les substances que lui offrait le sous-sol de la clairière. Rapidement il reconnut cette poudre de roche, cette décomposition de champignons qui, alliées à un vieux substrat de feuilles mortes, constituaient les éléments de base de sa médication. Il fallait maintenant, en y mettant tout son coeur et toute sa sève, en extraire un suc très particulier.

Toute la forêt, peu à peu, ne fut plus qu'un grand silence de recueillement. Visiblement, le mélèze, comme irisé d'une douce lumière, consumait toutes ses jeunes forces à élaborer cet élixir. Au bout d'un long moment, d'une voix très fatiguée, il leur murmura alors :

- Tendez-moi vos bras souterrains, unissons nos doigts et nos racines, faisons une grande chaîne de lianes de vie, pour faire ruisseler, jusqu'au petit chêne malade, ces quelques gouttes d'élixir.

Autant les arbres les plus proches n'avaient eu, naguère, aucun scrupule à l'écraser haineusement de leurs grosses racines, autant, maintenant, ils ressentaient comme une honte et une pudeur à s'unir à lui, lui étranger indésirable. Mais la plainte douloureuse du jeune chêne fit fondre instantanément leurs dernières hésitations.

Et ce fut alors, dans la chaleur de la terre, une émouvante série d'étreintes et de dons, et l'élaboration sans cesse renouvelée du suc si précieux. Les premières gouttes, déjà, étaient parvenues jusqu'au lit du jeune chêne malade, déjà, sa respiration semblait s'apaiser, déjà son tronc retrouvait de ses couleurs. Ce n'était vraiment pas le moment de faiblir, il fallait que la chaîne souterraine de l'élixir se poursuive !

Mais le mélèze était en train de s'épuiser en condensation et en concentration. Il avait tout donné, et c'était lui qui, maintenant, manifestait des signes de faiblesse extrême, lorsque, soudain, dans un mystérieux reflux inverse, des gouttelettes du précieux élixir s'écoulèrent jusque dans son coeur. C'était le jeune chêne qui, revigoré par une telle source miraculeuse, n'avait pas hésité une seule seconde à se porter, à son tour, au secours de son compagnon affaibli, et à lui faire reparvenir, dans des étreintes de doigts et de racines, un peu de son propre trésor.

Ces deux jeunes arbres, en faisant preuve chacun d'une telle générosité, devenaient pour toute la forêt un exemple, et un symbole vivant. Même les arbres les plus hostiles baissèrent leur tête feuillue de honte, et reconnurent leur manque de clairvoyance.

Quelques jours plus tard, les deux jeunes amis avaient, tous les deux, retrouvé toutes leurs forces, pour le plus grand bonheur de cette grande forêt, à nouveau radieuse. Et quand, peu de temps après, on annonça qu'un autre mélèze, au-delà de la grande allée, était en train de se hisser sur la pointe de ses premières branches, tous les chênes se regardèrent avec un grand sourire, et, de troncs en troncs, ils se murmurèrent leur impatience de le voir grandir !