Concours "dans l'esprit de Marcel Aymé"Le marcheur de pas

Chaque matin, à peine sorti du lit, monsieur Georges partait à pied chercher son pain. Cette lointaine habitude était devenue, depuis son veuvage, un véritable rituel de marche arithmétique. Mais cette pratique matinale, et au départ amusante comme un jeu d'enfant, allait bouleverser sa vie et le mener aux portes de la folie...

Lui-même aurait été bien incapable d'expliquer pourquoi, un matin comme les autres, il s'était mis bêtement à compter ses pas, le nombre de ses pas. Empruntant toujours le même itinéraire, il s'était amusé, ce jour-là, Dieu sait pourquoi, à compter dans sa tête le nombre exact de pas qui séparait sa porte d'entrée de celle de la Boulangerie Daniel : 1213 pas ! Ce chiffre, avec la résonance superstitieuse de ce treize final, lui était apparu comme un signe favorable du destin et quand, à son retour, il avait pu vérifier qu'il venait bien d'aligner, pour regagner son domicile, mille deux cent treize grandes enjambées, il se sentit étrangement léger et en paix avec lui-même.

Depuis cette grande première, chaque matin comme un sportif face à un chronomètre, comme un musicien devant un métronome, il se lançait dans son parcours de rues, dans sa partition d'enjambées avec la régularité d'un pendule d'horloge. Pour marcher rapidement tout en comptant, il ne prononçait vraiment que les unités et contractait les dizaines . Pour marquer les centaines, il s'était élaboré un code précis de repères sur ses doigts imperceptiblement écartés. De toute manière, arrivé à l'angle du Musée, Monsieur Georges savait parfaitement qu'il venait d'allonger sa huit centième enjambée et qu'il n'y avait presque plus de risque de confusion ou de permutation.

Un jour il s'était levé en se demandant si le chemin qu'il empruntait instinctivement tous les jours était bel et bien le plus court et le plus rapide. Tout un quartier de cette vieille ville s'offrit donc aux jambes de notre arpenteur. Avec la conscience professionnelle d'un éminent scientifique et le scrupule d'un moine austère, il emprunta tous les itinéraires possibles, au rythme des syllabes trottantes de sa tête et des éclosions rythmées de ses doigts. Après des semaines d'essais et de vérifications, consignées dans son carnet, il osa enfin s'abandonner au doux orgueil de s'avouer que son instinct ne l'avait pas trompé. De tous les parcours qui s'ouvraient chaque matin à la fantaisie de sa marche, le plus court était à quelques pas près, mais à quelques pas quand même, celui qu'il avait depuis toujours, et tout naturellement suivi. Mille deux cent treize pas ! Plus que jamais il aimait se répéter ce chiffre qui lui semblait le plus beau et le plus parfait de tous les chiffres de la terre : 1213 !

Tout allait donc pour le mieux dans le plus arpenté des mondes quand , un vendredi matin très ordinaire , sur son parcours officiel , Monsieur Georges n'en était qu'à son mille deux cent onzième pas quand il franchit le seuil de la Boulangerie Daniel. La chose était étrange mais Monsieur Georges n'eut pas le temps de trop y réfléchir, car déjà la femme du boulanger, tout en lui préparant sa baguette habituelle, l'entretenait de quelques banalités météorologiques. Il fut courtois comme à son habitude et repartit bientôt, sa baguette à la main, de son pas décidé. Malgré le sympathique bavardage de cette brave femme, Monsieur Georges avait eu le temps de faire le point avec lui-même: les deux pas manquants ne pouvaient être mis que sur le compte d'une étourderie quelconque, mais bien plus dans son décompte mental que dans son repérage digital. Nul n'était parfait et ce petit brin d'étourderie juvénile avait même de quoi le réjouir et le faire sourire. Il refit donc tout le chemin du retour avec la même régularité de métronome que les autres jours, mais d'une allure paradoxalement plus sereine et plus enjouée, comme si cette petite erreur avait glissé un peu de piquant d'aventure dans son parcours matinal. Il marchait, il marchait, tournait ou bifurquait avec l'extrême précision d'un danseur qui a , mille fois déjà, répété un long mouvement chorégraphique. Il avait de larges respirations de certitude et il lui semblait même que les façades des maisons et des immeubles le suivaient, ce matin-là, d'un regard encore plus attentif et plus admiratif.

Déjà sa maison était en vue, belle et rassurante dans sa lumineuse fidélité, et il allait d'un instant à l'autre franchir sa ligne d'arrivée quand il se sentit tétanisé d'angoisse: son horloge parlante intérieure était en train de lui chuchoter mille deux cents , confirmé par ses deux doigts légèrement détachés de son poing fermé. Etait-il possible à vue d'oeil, qu'il lui restait encore treize pas à parcourir ? A chaque nouvelle enjambée, le doute , de son flux d'angoisse, élargissait ses vagues dans tout son corps... et sa gorge se contracta douloureusement sur un silencieux et fatidique mille deux cent onze . Monsieur Georges dut prendre appui sur sa porte d'entrée tant il se sentait soudainement faible et fragile. Mais un homme de sa trempe, à l'esprit méthodique et militaire, n'allait quand même pas se laisser impressionner par cette double coïncidence. Il fallait faire face, et tout de suite. Monsieur Georges brisa énergiquement sa baguette de pain, comme un grand chef brise une flèche de guerre, il la plia tant bien que mal dans sa boîte aux lettres et se relança sur le sentier de sa vérification. Son allure était parfaite, tellement parfaite qu'il allongea, comme tous les autres matins, son huit centième pas à l'angle exact du Musée. Il allait leur prouver à ces trottoirs que rien ne pouvait troubler la marche de Monsieur Georges. Il sentait chacun de ses muscles vibrer à nouveau de confiance et de densité chaude. Il se répétait une phrase hugolienne à souhait :

« Je suis comme une force qui va » .

Il n'avait plus qu'à descendre la rue de Neubourg, qu'à tourner à droite et ... D'une seule flambée de froid, tout son dos fut subitement parcouru par de nouvelles ondes d'angoisse. Etait-il bien dans son juste pas à son juste moment ? Il ne lui fallait surtout ni ralentir ni accélérer, malgré les ressacs violents de son coeur, ni surtout s'arrêter de compter. Or une nouvelle préoccupation venait de se lever dans cette tempête intérieure. Pour aller jusqu'au bout de sa vérification, il se verrait bien réduit à pénétrer une nouvelle fois dans la Boulangerie. Qu'allait-il prétexter ? Pourrait-il simplement faire semblant d'examiner la vitrine, lui le client fidèle ? Qui sait, le magasin serait peut-être vide à cette seconde précise...Mais déjà il était à deux pas de cette porte d'entrée, à deux pas seulement...pétrifié et suspendu sur le battement intérieur du mille deux cent NEUF ...Quoi qu'il fasse maintenant, quoi qu'il arrive, il ne parviendrait jamais à faire suffisamment d'enjambées pour faire sonner son chiffre magique de 1213 pas!

De toute manière, de plein jour, sans se couvrir de ridicule, il n'aboutirait à rien. Il valait mieux faire demi-tour le plus rapidement possible, avant d'être aperçu de la Boulangerie, et rentrer simplement chez soi pour attendre la nuit. Monsieur Georges du même coup avait abandonné toute velléité de recompter ses pas sur le chemin du retour. Il ne pensait plus qu'à ce soir, ce soir il faudra bien... Il élaborait son plan, se donnait des conseils de peur de les oublier, s'exhortait même à voix haute par moments, sans penser que l'on pourrait le surprendre et le regarder.

Parvenu chez lui , pour accélérer le cours du temps, il s'efforça de s'activer, de s'affairer de mettre à jour différents papiers administratifs, de terminer des bricolages. Il essaya même de dormir un peu, de s'offrir une sieste pour être de meilleure forme " ce soir" . Peine perdue ! Quels que fussent ses efforts, et quelles que fussent ses feintes avec lui-même pour s'illusionner qu'il n'y penserait pas, immanquablement les mêmes impatiences et les mêmes projets ne cessaient de le poursuivre et de le happer. Alors, passée une certaine heure, il ne se donna plus la comédie. Il se lança dans les préparatifs, comme un champion avant de tenter un record. Il fit quelques mouvements d'assouplissement, il nettoya ses chaussures, se prépara même une bonne paire de chaussettes. Il scruta les nuages, se rasa de très près, s'accorda une douche, mangea une orange. Quand la nuit s'empara des premières ombres et lumières de la ville, Monsieur Georges était physiquement aussi déterminé qu'un sportif avant une grande épreuve.

Il se mit en marche sur le coup des vingt heures, de son allure régulière et décidée, fut exact à tous ses repères intermédiaires pour se retrouver, le plus logiquement du monde à la poubelle ville propre pour son mille centième pas , mais là, comme si ces derniers mètres de trottoirs étaient maudits, il sentit nettement le flux d'angoisse le remplir tout entier de vagues froides et il finit par buter, à la même seconde, dans une panique inexplicable, à la fois sur le rideau baissé de la Boulangerie et sur le chiffre 1211 ... Dans un premier élan, il recula jusqu'à la poubelle ville propre et, à plusieurs reprises, il s'efforça de retrouver ses marques mais, jamais, il ne retombait franchement sur ce treizième pas . Quand il vit que quelqu'un l'observait de derrière un rideau, il sentit le ridicule de sa situation et préféra vérifier la distance du chemin retour . Mais cette fois-ci le doute, comme un rat rongeur, ne lâcha plus sa proie . Monsieur George eut beau s'exhorter au courage et combattre ses puériles craintes superstitieuses, il eut beau retrouver un semblant d'assurance au fil de sa marche... sans s'en rendre compte, comme à son insu, il trichait avec lui-même et raccourcissait son enjambée de quelques millimètres. Mais cette infime tricherie inconsciente, répétée sur plus de mille pas, le fit parvenir devant sa maison sur le chiffre effarant de 1218 pas !

Dans la même avancée de la nuit, il refit trois fois l'aller-retour de son calvaire, et à chaque fois, dans un dérèglement de plus en plus généralisé, il buta sur d'autres chiffres, plus incompréhensibles les uns que les autres.

Il était déjà fort tard quand Monsieur Georges , désespéré, moite de sueurs, fiévreux et éreinté, décida de renoncer à une nouvelle tentative. Il eut même du mal à trouver la force de se mettre au lit. Et toute sa nuit ne fut qu'une nuit de fièvre et de cauchemars. Il n'arrêtait pas de marcher et de marcher dans ses rêves, mais des malédictions s'acharnaient sur lui. Parfois, certaines rues étaient barrées, d'autres avaient purement et simplement disparu. Dans d'autres scènes, la Boulangerie se reculait au fur et à mesure qu'il avançait. D'autres fois encore il recherchait désespérément ses chaussures ou se réveillait en nage, hurlant d'horreur parce qu'une assemblée secrète de boulangers s'apprêtait à lui couper une jambe...Pendant deux nuits et deux jours, Monsieur Georges délira sur tous les trottoirs de ses cauchemars et parcourut en fièvre des milliers de kilomètres. Puis son état fébrile s'apaisa , il put même se lever et refaire ses premiers pas, pour aussitôt se recoucher. . Il se sentait vieux de deux mille ans, et fatigué d'avoir fait tant de tours de la terre à pied. Ses brefs endormissements furent plus paisibles, et entre deux rêves, il fut soulevé et comme illuminé par une idée qui le bouleversa d'espoir. Au lieu de s'obstiner sur son itinéraire traditionnel, pourquoi ne recommencerait-il pas par vérifier ses autres parcours ? Il s'étonnait même de ne pas y avoir pensé plus tôt. Cette évidence fut pour Monsieur Georges la plus tonique des médecines.

Vingt- quatre heures plus tard, l'arpenteur miraculé était sur pieds, bien décidé à mettre à profit toute la longue journée de ce mardi qui s'offrait à lui. Sorti de chez lui, il se laissa guider par sa fantaisie et opta pour le parcours du Quai des Pêcheurs. Il se sentait euphorique et léger comme un prisonnier qu'on vient de libérer, comme un malade qui renaît après une longue maladie. Sa marche était étonnamment régulière, et longeant ce Quai des Pêcheurs, gagnant la Place du Sel, il retrouva très exactement au seuil de la Boulangerie le chiffre de 1433 pas qu'il avait soigneusement inscrit dans son carnet de bord. Il prit sa baguette de pain, se montra plus bavard que d'habitude, imaginant même un bref voyage qu'il n'avait pas fait et, dans le feu de son bavardage calculé, il glissa son trousseau de clefs sous un coin du comptoir. Il repartit sur un trait d'humour et en quittant la Boulangerie, il emprunta aussitôt le parcours de la rue de la Poste, un parcours qu'il aimait bien aussi, presque aussi rapide que l' autre, l'officiel. Le triomphe de l'aller l'avait pleinement rassuré sur ses facultés mentales, et son allure était encore plus coulée que d'habitude. Ses repères n'avaient pas bougé d'un centimètre et il se retrouva, comme prévu, et comme il l'avait également consigné dans son carnet, devant sa porte d'entrée au mille deux cent trentième pas. Ce double triomphe lui aurait fait pousser des cris de joie, mais qu'auraient donc pensé ses inévitables voisins ? D'ailleurs il avait plus urgent à faire. Il allait maintenant vérifier vraiment son parcours traditionnel ! Et de plus, il disposait cette fois-ci d'un excellent prétexte pour pénétrer de nouveau dans la Boulangerie.

Comme un vainqueur pour un dernier tour d'honneur, il s'élança dans son parcours final. La chaussée semblait venir au-devant de lui, tout était de nouveau pour le mieux dans le plus arpenté des mondes, l'angle du musée était merveilleusement angulaire à son repère exact, mais trois cents pas plus loin, la poubelle ville propre lui signifia comme un léger retard et quand il pénétra dans la Boulangerie, tout son front lui sembla éclater sous l'étau du chiffre 1211...Il tremblait de nouveau de la tête aux pieds, transi par le flux d'angoisse...La boulangère stupéfaite de le voir dans cet état lui demanda s'il était souffrant. Monsieur Georges trouva la force de prétexter qu'il s'était un peu trop dépêché pour revenir chercher ses clefs, qu'il en était tout essoufflé mais que tout irait bien. Il en ressortit presque en titubant, trouva son chemin de retour comme il put, mais s'arrêta dés qu'il eut la certitude de ne plus être vu de la Boulangerie. Les hypothèses les plus insensées lui traversèrent l'esprit. Il alla même jusqu'à soupçonner les boulangers d'avoir déplacé la bâtisse durant sa maladie, ou crut se souvenir que les ouvriers municipaux avaient ouvert récemment une tranchée, et qu'ils avaient dû retirer un morceau de chaussée.

Il était en train de reprendre sa marche, le dos voûté, en marmonnant des chiffres incohérents, quand il entendit une voix de femme lui dire :" Vous avez perdu vos pas ?" Monsieur Georges se retourna. Il crut tout d'abord que cette femme le prenait pour un étranger, égaré dans cette ville. Il allait dire non de la tête quand elle le devança par ces mots : " Vous ne retrouvez pas le compte de vos pas. Dire que vous vous mettez dans cet état pour un bout de pas en plus ou en moins...Il vous en manque combien aujourd'hui ?" Monsieur Georges se demandait s'il rêvait, s'il était déjà en plein cauchemar. Mais sans attendre, cette femme l'avait pris par le bras et l'aidait à marcher. "Vous vous demandez si vous rêvez....Mais non ! Et vous aimeriez bien savoir comment j'ai pu deviner le secret de vos marches...Oh! si vous aviez des yeux pour voir...Voilà des années que nous nous croisons, oui, des années, et presque toujours à la même heure, mais vous, votre baguette de pain à la main, vous n'arpentez que les trottoirs de gauche, de vos enjambées de quatorze juillet. Alors que moi, je me fais mes petits bouquets d'impressions et de découvertes sur les trottoirs de droite. Venez, traversons..."

Monsieur Georges se laissait faire, comme un enfant convalescent sait s'abandonner aux mains aimantes d'une mère. Et la voix de cette femme le pénétrait, apaisante, avec ses intonations d'un monde oublié..." Regardez cette étrange embrasure de fenêtre, là, aux lignes orientales, elle remonterait à un petit-fils de grognard napoléonien...Vous a-t-on déjà raconté son histoire..." Monsieur Georges se laissait bercer par la voix , plus qu'il n'écoutait. Il se sentait extrêmement fatigué, mais en même temps bien niché dans la chaleur d'une voix et le réconfort d'un bras. Ils cheminaient ainsi, au rythme des phrases de cette inconnue, qui semblait si bien connaître l'âme de cette ville..." Je parierais que vous empruntez depuis un demi-siècle peut-être la rue des Repenties et que vous ne vous êtes jamais demandé d'où venait ce nom. Vous savez au XVII° siècle..." Monsieur Georges la regarda. Elle avait l'âge des premiers soirs de la vie, mais tout son visage, et ses yeux surtout, avaient gardé la grâce de la jeune fille enjouée. De toute sa personne se dégageait un rayonnement particulier, à l'image de cette voix qu'il ne pourrait plus jamais oubliée..." Et nous voilà déjà chez vous..." Monsieur Georges n'eut même pas la force ni l'idée de s'étonner qu'elle puisse si bien connaître son trajet quotidien . Tout devenait tellement étrange..." Je vous recommande vivement de vous reposer toute la journée. Vous êtes dans un état d'épuisement...Demain, si vous voulez, nous pourrions marcher ensemble..."

Et c'est ainsi qu'Amandine entra dans sa vie. Dans les jours qui suivirent, au fil de promenades de plus en plus longues, Monsieur Georges se sentit renaître en lui-même et renaître à sa ville. Dieu, qu'il la connaissait mal ! Il serait même plus juste de dire qu'il ne la connaissait pas du tout. Amandine, au gré de leurs parcours, lui avait notamment raconté les riches heures des marchands de sel, la grandeur passée des garnisons militaires . Elle avait évoqué le souvenir pittoresque de cet ancien meunier, grand collectionneur de violons, ou la figure presque légendaire de " la dame aux trente-six chats" . Elle l'avait fait voyager à travers les siècles, tout en sachant, quand l'occasion se présentait, lui révéler quelques curiosités plus récentes. N'avait-il pas remarqué cette drôle de maisonnette qui comptait plus de portes d'entrées que de fenêtres ? Et n'avait-il pas été ému par ces sept petits nains en plâtre, habillé chacun d'un gilet de laine tricoté à la main ?

Amandine semblait avoir vécu de multiples vies. Elle avait surtout ce don du coeur de savoir lire dans les âmes, qu'il s'agisse de l'âme d'une ville, d'une façade de maison ou l'âme d'un homme comme Monsieur Georges . Car il n'était pas encore revenu de sa surprise fascinée quand elle s'était mise à lui parler de lui, le lendemain de leur rencontre, et de ses marches matinales jusqu'à la Boulangerie Daniel. Elle l'avait parfaitement mis à jour, devinant jusqu'aux plus intimes de ses ruminations. Monsieur Georges avait éprouvé l'immense soulagement de pouvoir enfin raconter ses triomphes et ses souffrances de marcheur de pas, à la conquête de cet absolu, le mille deux cent treizième pas !

Les jours passaient et ces promenades étaient devenues le souffle même de la vie de Monsieur Georges. Quand il y réfléchissait, tout avait tellement changé dans le cours de son existence. Amandine avait bien raison: il suffisait d'abandonner une habitude, de changer de rive, de porter un autre regard pour pénétrer dans des mondes insoupçonnés, immensément légers et fascinants comme la liberté. Chaque jour, Amandine l'attendait à l'angle du Musée, ou venait même l'attendre devant chez lui. Mais lui n'avait encore jamais eu le droit ni le plaisir de la raccompagner chez elle.

" Pas encore...laissez-moi vous apprivoiser encore un peu..." C'était son secret à elle. Monsieur Georges savait seulement qu'elle habitait dans le quartier des Escargots.

Un après-midi qu'elle était venue le chercher, au moment de lui prendre le bras, elle lui fit une étrange proposition. " Depuis plusieurs jours maintenant vous me semblez totalement serein et guéri. Vous faites vraiment plaisir à voir..." " Mais c'est grâce à vous, Amandine..." Elle poursuivait déjà comme si elle n'avait rien entendu ..." Pour vraiment renaître à votre nouvelle vie, vous devez trancher définitivement le cordon des chiffres...Vous croyez ne plus y penser, mais ils vous guettent et vous attendent dans l'ombre. La sagesse orientale enseigne une manière de se détacher. Vous allez devoir vous revoir en train de compter...Faites-moi confiance...Je compterai avec vous et je vous guiderai..." Malgré les protestations de Monsieur Georges , tous deux se mirent en marche, d'un même pas complice. Lui comptait les unités et les dizaines, elle, marquait les centaines. Monsieur Georges se sentait impardonnablement ridicule d'égrener ces chiffre dérisoires ; vingt fois il voulut arrêter cette comédie, mais Amandine insistait de toute sa tendresse. Monsieur Georges comprenait mieux, peu à peu ,comment ce ridicule faisait partie justement de cette thérapie particulière. " Cessons ce jeu, Amandine, je suis assez puni, je crois..." " Mais il ne s'agit pas de punition, attendez..."

Ils venaient de s'engager dans la rue de la Butte qu'il croyait bien connaître. Mais de son nouveau regard amandiné Monsieur Georges cherchait bien plus à tout examiner qu'à se concentrer vraiment sur les chiffres qu'il continuait de débiter, presque mécaniquement..." onze, douze, treize..." " Mille deux cent treize..." lui fit remarquer Amandine, en l'arrêtant un instant dans son élan. Ils étaient parvenus devant un portail de bois naturel, pas plus haut qu'une haie et qui permettait de découvrir et d'admirer pleinement un vaste jardin, aux contours fantaisistes, très verdoyant, fleuri de mille caresses, et doucement protégé par de beaux arbres fruitiers. Plus loin, au bout d'une allée musardante, vibrait dans la même harmonie une petite maison villageoise et rustique.

" Quel beau domaine " s'exclama Monsieur Georges " et dire que je n'y avais jamais prêté attention..." " Vous voyez donc où peuvent vous conduire mille deux cent treize pas du coeur...Venez..." et déjà Amandine entrouvrait le portail.. ." Mais que faites-vous ..." chuchota d'une voix indignée Monsieur Georges tout en lançant un regard circulaire pour voir si personne ne les regardait..." Mais venez, entrez..." et Amandine, tout en riant comme une jeune fille heureuse, lui reprit le bras..." ...nous sommes arrivés chez moi."