Sélectionné dans le recueil collectif "Le monde changera un jour" 2017Le bonnet bleu

- Où tu vas comme ça, petite ?

Mais la petite accélère son pas, sans même se retourner. Joseph, d'un coup de pédale, est de nouveau à sa hauteur :

- Attends, attends, je vais t'aider.

Mais la petite court presque maintenant. Aussi dans un nouveau coup de pédale, Joseph la rattrape, et, sans se soucier de son vélo qui s'étale , il la retient par l'épaule. Alors, elle le regarde de ses immenses yeux. Jamais il n'a vu autant de détermination farouche. D'un seul regard, elle lui empoigne le cœur.

- Je suis assez grande.

Elle lui a lancé ces quatre syllabes sans même sourciller. Joseph en reste là, désemparé, presque coupable.

- Mais... mais je veux t'aider à porter ton sac. Il a l'air si lourd et trop grand pour toi.

La petite le toise une seconde fois :

- Mon père m'a dit de ne parler à personne.

Elle a prononcé cette phrase sur un tel ton qu'il ne sait plus quoi dire. Il la regarde repartir, avec son grand cabas qui lui écrase l'épaule. Joseph se met à trottiner derrière elle :

- Écoute, écoute, personne ne me verra. Avec mon vélo, je vais transporter ton sac jusqu’au bout de la route, et je le cacherai derrière les gros arbres. Puis je disparais. Toi, tu n'auras qu'à le reprendre en passant. Ce sera toujours ça de moins pour toi. D'accord ?

Elle se retourne pour mieux le jauger, ce vieil homme étrange dans son imperméable de tristesse. Puis, comme surprise elle-même par sa propre réponse :

- D'accord, mais ne casse pas les bouteilles !

Et c'est avec cette phrase, d'une véritable maîtresse de maison, que cette gavrochine va transformer l'existence de Joseph et de beaucoup de familles...

Elle, elle s'appelle Nadia. Elle habite au-delà du Chemin des Alouettes, à la lisière de la forêt, dans ce campement de caravanes qui se sont installées sur le parking d'une ancienne usine.

Lui, Joseph, il le connaît de loin, ce campement. Lui, « le dingue à vélo » comme certains l'appellent en ville, car il n'arrête pas de filer, filer avec des sacs accrochés à son guidon, et toujours dans son imperméable qui, gonflé par le vent, lui donne l'allure d'un échassier. A force de pédaler toute la journée sur son vélo, il lui est arrivé de passer devant ces caravanes.

- Ok, je vais bien faire attention.

Et, comme promis, il prend des mains de Nadia ce grand cabas et l'attache sur son vélo. Il en profite pour lui poser quelques questions. Oui, quand mon père n'est pas là et que ma mère ne veut pas laisser seuls ma petite sœur et mes deux petits frères, alors, c'est moi la grande qui fais les courses. Non, ma mère ne veut pas toujours demander à ses voisins. Non ça ne me dérange pas. Je me sens vraiment grande. Joseph hoche la tête pour lui dire qu'il comprend. Puis il s'élance sur cette longue route en bien mauvais état. Et il dépose le cabas derrière les arbres. Mais il se cache un peu plus loin et il la regarde s'avancer, petite poupée de chiffon perdue sur la perspective immense de la route. Puis il la voit s'approcher, avec ce bonnet bleu trop grand pour sa tête. Elle regarde tout autour d'elle. Alors elle reprend son grand sac, et sourit de tous les grelots de ses yeux. Puis elle se remet en marche, dans la chanson du vent.

Joseph en a été bouleversé. Et il repart en mettant dans ses coups de pédale une énergie nouvelle qui lui élargit la poitrine de lumière et de joie.

Revenu encore tout rayonnant pour le repas à la Résidence des Seniors, il s'avance dans la salle à manger, avec plusieurs sacs à la main, et il s'arrête tantôt à une table, tantôt à une autre, pour s'acquitter des commissions qui lui ont été confiées : ici des tablettes de chocolat, un journal ou des piles, là un dentifrice ou un nouveau réveil.

- Joseph, Joseph, tu pourrais me poster demain ce petit paquet ? - Mais bien sûr !

Jamais il ne refuse. Car ainsi, lui, l'ancien facteur, à la retraite depuis des années, et depuis quelques mois le plus original pensionnaire de cette Résidence, il se sent utile et apprécié. Et aujourd'hui, encore plus que jamais ! Si, pour les gens de la ville, il est ce fêlé folklorique à vélo ; si pour les pensionnaires, il est l'utile commissionnaire, aimé de tous ; depuis cette rencontre, ce matin, avec cette petite fille, il se sent soudain, dans une sorte d'intuition, indispensablement unique !

Le lendemain, comme si de rien n'était, avec ses sacs au guidon, il a d'abord rendu tous les services demandés. Puis il a fait son tour à travers la ville et ses environs et il s'est retrouvé, dans un semblant de hasard, à l'embranchement du Chemin des Alouettes. Mais personne ! Il se sent soudain terriblement triste. Pourtant, très vite, il se ressaisit. Peut-être demain, oui demain...

Le surlendemain, au même endroit, à la même heure...Toujours personne. Brûlé de déception, Joseph s'apprête à repartir quand il reconnaît, près d'un arbre, ce bonnet bleu, trop grand pour elle. L'a-t-elle volontairement posé là ? L'a-t-elle perdu en repassant par ce chemin ? Qu'importe pour l'instant. Joseph a une bonne raison d'entrer innocemment sur le campement et d'approcher ces familles, et surtout de revoir Nadia.

Avec son étrange vélo, il ne passe pas inaperçu. Très vite des gamins l'entourent. Et, le bonnet en main - Ah ! M'sieur, c'est le bonnet de Nadia -il se laisse diriger vers sa caravane.

C'est sa mère qui l'accueille, un enfant dans les bras. Joseph explique qu'il a trouvé ce bonnet – sans rien dire de plus - et pendant qu'il explique, Nadia à son tour, sort de la caravane. Elle a tout entendu. Ce drôle de vieux bonhomme sur son drôle de vélo ne l'a pas trahie. Et elle aussi, depuis deux jours, ne cesse de repenser à lui et d'espérer le revoir.

- Vous prendrez bien une tasse de café ?

Bien sûr Joseph accepte, le cœur en fête. Et autour d'une tasse de café fumant, la maman raconte et répond aux questions. Joseph écoute de toutes ses oreilles, tout en souriant de tout son visage à Nadia. Oui, c'est là qu'ils vivent depuis huit mois. Sans eau ni électricité. Avec toutes les galères pour se laver, laver le linge, pour faire à manger, s'éclairer, se chauffer... Son homme est sans emploi. Ou plutôt, comme il aime lui-même le dire, il est « 100 emplois ! ». Car il a déjà fait tous les métiers. Son grand-père, son père avaient été ferrailleurs, et ils avaient fait vivre leur famille à la force de leurs cuisses, tirant constamment derrière leur vélo – aussi vieux que le vôtre – une remorque lourde de toutes les ferrailles et de tous les métaux. Mais, à présent, avec les déchetteries un peu partout, impossible d'en vivre. Alors c'étaient les petits boulots, de l'intérim, des remplacements, avec de l'argent qui ne rentre pas souvent. Et toutes ces démarches, ces formulaires à remplir, ces papiers à ne pas égarer, ce nombre d'heures à faire valider, ces rendez-vous à ne pas manquer. Et parfois ce qu'il faudrait faire sur un ordinateur, quand on n'a ni ordinateur ni électricité ! Son homme n'arrête pas de rechercher un vrai travail, de longue durée, mais le simple fait d'habiter dans une caravane, d'être sur ce campement lui ferme les portes.

- Si seulement nous avions un logement ! s'exclame la maman en lui versant une seconde tasse de café. Mais même l'assistante sociale nous dit qu'elle n'arrive pas à se faire entendre.

Et Joseph découvre que sa ville n'a plus aucun logement social à proposer. Les rares qui existent sont déjà tous occupés.

- Il en faudrait bien plus de ces logements sociaux ! soupire la maman.

Et c'est avec cette phrase en tête, et le sourire de Nadia dans son cœur, que Joseph repart sur son vélo de bizarre échassier.

A la Résidence, on ne parle plus que de la visite annuelle du Maire, annoncée dans deux jours. Une réception officielle est prévue. Et la chorale y participera. Joseph, lui, a d'autres préoccupations. Il ne cesse de repenser à ce manque de logements. Alors, sur l'ordinateur à leur disposition dans le salon, il fait quelques recherches. Et il découvre un site gouvernemental très pratique : Ma commune remplit-elle ses obligations en matière de logements sociaux ? Il suffit d'entrer le nom de la commune. Alors, c'est ce qu'il fait puis il appuie sur « Valider ». Et, instantanément, il peut lire : « Ma commune ne remplit pas ses obligations en matière de logements sociaux ». Les chiffres sont très parlants. Actuellement 9,43%, alors qu'il faut atteindre les 20% en 2025. Et 2025, c'est dans huit ans ! Joseph se recule sur sa chaise, envahi d'un mélange de surprise, de déception, d'incompréhension et d'indignation.

Le lendemain, dans la matinée, sachets au guidon, il refera ses tours, pour rendre les petits services qui illuminent les cœurs. Puis il poussera jusqu'au chemin des Alouettes. Mais sans aller jusqu'au campement. Certes, la mère de Nadia lui a bien dit de revenir quand il veut pour un bon café. Mais il ne veut pas déranger, s'imposer. Une autre fois.

Au repas de midi, tout en restant charmant et si serviable, il paraît songeur aux autres pensionnaires. -Vous n'oublierez pas de venir à la dernière répétition de la chorale. A 15 heures. Cela vous fera du bien. - Oui, oui, bien sûr.

A 15 heures, toute la chorale est au complet. La répétition commence, avec cette petite pointe d'excitation qui précède un grand jour. On dirait une cour de récréation de grands gamins ! Mais quand le chef rappelle à l'ordre, chacun aussitôt fait silence et s'applique à chanter le mieux possible. La répétition touche à sa fin, les dernières consignes sont données quand Joseph demande à tous de rester encore quelques instants. Il a quelque chose à leur dire. Tous s'interrogent un bref moment, puis se répartissent sur les chaises.

- Voilà...dit Joseph...

Alors il leur parle du campement. Ce qu'il a vu, ce que la maman de Nadia lui a raconté, et ce qu'il a pu imaginer dans ce qu'elle n'a pas raconté, par dignité. Cette eau à aller chercher trop loin, avec des jerricans trop lourds. Le courage de se laver, à même le jerrican. Le froid et le vent qui s'insinuent dans les caravanes. Cette lumière blafarde, le soir. Ces chemins souvent boueux pour aller faire ses besoins derrière un arbre. Ce terrible manque d'espace quand on vit à six dans une caravane. Surtout pour les enfants. Et toute cette énergie chaque jour pour parvenir quand même à faire à manger, à s'habiller proprement, à garder le sourire et l'espoir. Et Joseph raconte encore et ses paroles, par vagues successives, émeuvent toute l'assemblée comme suspendue à ses lèvres. Enfin il leur parle des logements sociaux, et des chiffres qu'il a vus sur l'ordinateur. Puis il se tait, comme épuisé, le regard lointain...

-Mais qu'est-ce que nous pourrions faire, Joseph ? demande après un grand silence sa voisine de table.

-Justement, j'ai une idée, lui répond Joseph, les yeux d'un coup pétillants. Ecoutez-moi bien...

Le grand jour est arrivé ! Le Maire, accompagné de quelques adjoints – et du correspondant du journal régional - a été accueilli dans une belle effervescence générale. Traversée de la salle à manger, avant de se rendre dans la grande salle commune. Discours de circonstance. De la Directrice de la Résidence. Puis du Maire. Chants de la chorale. Applaudissements nourris des autres pensionnaires et des invités du jour. C'est alors que Joseph s'avance.

- Monsieur le Maire, avec tous les membres de la chorale, nous aimerions encore vous remettre quelque chose de très important pour notre commune.

La Directrice et le Maire se regardent, aussi surpris l'une que l'autre.

- Vous allez comprendre par vous-même, poursuit Joseph.

Et, à son signe, les choristes ouvrent leur recueil de partitions et en retirent tous une feuille qu'ils viennent déposer entre les mains du Maire. Sur ces feuilles, selon les talents et la mémoire de chacun, ce sont de simples phrases, ou un dessin très suggestif, un collage, quelques chiffres écrits en grand, un slogan... mais toutes nourries de ce que Joseph leur avait raconté la veille avec tant d' émotion. Le Maire en parcourt attentivement certaines, la directrice s'approche à son tour pour voir de quoi il s'agit. Mais déjà Joseph reprend la parole :

- Monsieur le Maire, nous, nous bénéficions de cette Résidence, mais des familles aimeraient bénéficier de logements sociaux et...

- Monsieur le Maire, intervient vivement la Directrice, excusez cette - elle cherche le mot -cette sorte de manifestation, totalement déplacée dans mon établissement !

- Mais non, madame la Directrice. Au contraire, vous devriez être fière d'avoir de tels pensionnaires. Justement, depuis un certain temps, ce problème me travaillait et j'avais prévu de le soumettre au conseil municipal. Ce bel élan de solidarité, dans votre établissement, ne fait donc que me conforter dans cette idée...

Joseph ne peut s'empêcher de se demander si le Maire est, à ce moment-là, profondément sincère ou s'il ne fait qu'adopter une position diplomatique devant ses adjoints et le journaliste. Seule sa conscience doit le savoir, se dit-il, et l'essentiel, c'est que les choses bougent...

- Au fait, poursuit le Maire en s'adressant à Joseph, pourriez-vous m'expliquer un peu plus ce que représentent ces dessins ?

Et Joseph se fait une joie de redire au Maire l'essentiel de ce qu'il a expliqué aux pensionnaires. Et comme celui-ci semble vraiment l'écouter avec intérêt, il lui propose même de se rendre sur le campement, pour voir la réalité de plus près.

- Chiche, lui dit le Maire d'un air complice.

- Chiche, répond Joseph, mais venons seuls, sans éclat, humblement, pour respecter ces familles.

Deux jours plus tard, fidèle à sa parole, le Maire retrouve Joseph devant les caravanes. Il parcourt et découvre le campement, il regarde, il écoute, il pose des questions. Le père de Nadia fait partie des hommes qui lui parlent de leur vie quotidienne. Et il remercie le Maire pour sa venue.

« On ne pensait pas qu'on arriverait à se parler. Et pourtant... ».

Le visage du Maire est grave , mais ses paroles sont chaleureuses, réconfortantes. Il s'engage même à tout faire pour reloger rapidement les familles les plus démunies avec des enfants en bas âge. En attendant de construire de nouveaux logements sociaux.

Puis il remonte dans sa voiture, non sans avoir remercié encore une fois Joseph pour cette initiative, tant à la Résidence que sur ce campement. Joseph, de son côté, reprend son drôle de vélo et s'engage sur le chemin des Alouettes.

- Attendez, attendez ! C'est Nadia qui vient de crier et de se porter à sa hauteur.

- Ah ! Voilà la petite fée grâce à laquelle tout est devenu possible !

- Mais non, lui répond Nadia, faussement timide, mais bien malicieuse. C'est grâce à lui.

Et tout en riant de tout son cœur, elle sort de sous son pull, son bonnet bleu, trop grand pour elle...