Grand prix de la ville de BourgesLa mémoire des sentiers

« …et juste après la deuxième passerelle, vous apercevrez, un peu en contrebas, sur votre droite, un rocher aux yeux fermés de tête de serpent...en contournant ce rocher, vous découvrirez, niché dans une anfractuosité, le sourire frémissant d'une vaguelette de myosotis...Mystérieusement, dans toute cette cathédrale de pénombre, le soleil ne vient illuminer que ces danseuses bleutées...C'est une des plus belles surprises de ce chemin des cascades… »

En appui sur un banc, j'étais encore en train de lacer mes chaussures de randonnée, mais je n'avais rien perdu de ce que le Grand Chef venait de confier à deux marcheurs, prêts à s'élancer sur les sentiers. Je ne pouvais pas deviner que j'allais pénétrer, ce jour-là, dans un des plus inoubliables mystères de toute mon existence...

Curieux personnage que ce Grand Chef , si familier de tous les amoureux de la Vallée de Munster. Il faisait quasiment partie de la forêt. Que de fois l'ai-je trouvé, le dimanche, au point de départ des balades, assis dans son vieux fauteuil pliable, sa couverture indienne sur les genoux, un livre ou un journal en mains. Comme il s'installait toujours à proximité des panneaux d'indication et d'orientation, il voyait forcément venir et s'approcher les promeneurs. Et dès qu'il sentait que les nouveaux venus hésitaient entre deux chemins, ou qu'il les entendait parler des itinéraires à suivre, il levait le nez de sa page, et, aussi naturellement qu'un oiseau sur sa branche, il leur chantait sa forêt !

Car cet homme était un magicien, un artiste, et une mémoire exceptionnelle. Non seulement il connaissait mieux que quiconque toutes les balades de la Vallée de Munster, mais surtout, pour chaque sentier, il était capable d'évoquer, dans une langue poétique et fleurie, ces surprenantes ou infimes curiosités qui échappent au commun des mortels . « ..au retour du petit Hohneck, offrez-vous une friandise...à la hauteur du calvaire en pierre, vous quitterez le chemin balisé pour prendre, à gauche, un soupçon de piste entre deux taillis...à une trentaine de mètres vous attendent quelques superbes frimousses de fraises de bois... mais soyez raisonnables, pensez aux autres, n'en courtisez que trois ou quatre par personne… » Il ne ménageait pas non plus ses conseils amicaux ou paternels, et ses précieuses prévisions météorologiques « ...attention, la matinée semble radieuse, mais je sens des zébrures d'orages pour le début de l'après-midi... » Et jamais il ne se trompait. Au fil des années, à force de le rencontrer aux croisées incontournables des aires de stationnement, les vrais randonneurs, à peine sortis de leur véhicule, à peine chaussés, s'en venaient aussitôt le saluer, pour bavarder un peu, ou pour interroger cet oracle des montagnes, que tous appelaient maintenant le Grand Chef vosgien .

C'est ce que je fis, dès que j'eus jeté sur l'épaule mon léger sac à dos. Quand il me vit s'approcher, il replia son journal.

« Alors petit... » - tous les jeunes étaient ses petits, tous les moins jeunes étaient ses compères – « tu n'as pas résisté à l'appel de la forêt...Et toujours fidèle, à ce que je vois, à ce bout du monde au fin fond de Stosswihr... »

C'est vrai que j'aimais tout particulièrement revenir en ces lieux, un peu moins courus que tant d'autres.

« …et alors, quel est le versant qui te toque aujourd'hui ? »

En fait , je n'avais pas encore arrêté définitivement ma balade du jour .

« Je grimpe d'abord jusqu'au Frankenthal, puis j'aviserai, je crois... »

« Tu as raison, laisse -toi guider par ton intuition...Mais tu sais, après les cascades, quand tu suis ce repli de la montagne que je t'ai déjà indiqué pour éviter le boulevard du G.R., eh bien !, attarde-toi un peu dans le dernier éboulis...tu y découvriras quelques éclats de roches argentifères...tu verras, elles sont superbes ces constellations d'étoiles argentées , qui miroitent dans leur écrin de pierre... »

Sacré Grand Chef ! J'aurais bien été étonné s'il n'avait pas eu un dernier petit secret à me confier !

Et le plus souvent, quand les promeneurs revenaient de leur balade, ils le retrouvaient , fidèle à son poste. Comme ils étaient fatigués de leur longue marche, mais heureux d'être de retour, ils en devenaient plus bavards, le remerciaient pour les petites curiosités qu'il leur avait indiquées, et ils lui confiaient à leur tour d'autres surprises et d'autres joies de leur grande journée en montagne.

Ce dimanche-là, revenant du Gaschney, je le trouvai, toujours assis dans son fauteuil pliable, mais un peu plus enveloppé dans sa couverture, sous les premières fraîcheurs du début de soirée. Crayon en main, il était penché sur la carte du Club Vosgien, ouverte sur ses genoux. Et c'est là que ,vraiment , tout commença...

« Alors, Grand Chef , on n'est pas sorti de sa tente de verdure aujourd'hui, pour prendre les sentiers de la liberté ? »

« Allez, tu sais bien que le week-end, je laisse la poussière des chemins aux promeneurs du dimanche...Moi, j'ai la chance de pouvoir marcher toute la semaine...Alors, cette balade ? »

« Fermez les yeux » lui dis-je, et le temps de glisser ma main dans la poche

« regardez, Grand Chef ...mes constellations d'étoiles argentées dans leur écrin de pierre »

« Superbe ! Elles sont encore plus belles que les miennes! Mais où les as-tu dénichées? »

Alors, sans me faire prier, je lui ai raconté le dernier raidillon du raccourci, avant Frankenthal, et mon heureuse surprise en creusant un peu le sol caillouteux. Dans mon élan de sympathie, je lui ai fait revivre, à grandes enjambées, toute ma randonnée sur les crêtes. « Et toute à l'heure » ajoutais-je « au lieu de revenir du Gaschney par le col du Sattel, j'ai coupé, sur un coup de tête, par les prés et les forêts.Et à un moment donné, près de la barrière rocheuse qui domine les fermes de Wida, voilà que j'entends le murmure d'un filet d'eau. Et cette source timide avait un goût de menthe, Grand Chef , un goût de menthe sauvage... »

« Tu me mets l'eau à la bouche, petit... » Visiblement, il était heureux pour moi. Nous discutâmes encore quelques instants, de cette source et de ma promenade, le temps que je délace mes chaussures. Au moment de monter dans ma voiture, je lui fis un dernier signe de la main. Lui-même, m'avait-il dit, n'allait pas tarder à partir aussi , puisque bien rares étaient encore les promeneurs en chemin.

Ce n'est que le soir, rentré à la maison, que je me rendis compte de mon erreur en étalant une dernière fois, pour le plaisir, la carte de la Vallée de Munster sous ma lampe de bureau. En fait, la barrière rocheuse, près de laquelle j'avais découvert ma source au goût de menthe, ne dominait pas les fermes de Wida, mais celles de Redliswasen. Je m'en voulais d'avoir pu les confondre, et surtout je me reprochais d'avoir livré une fausse indication au Grand Chef qui, je n'en doutais pas, allait au cours de la semaine pousser sa marche jusqu'au bruissement mentholé. Il allait vainement tourner en rond, ou même me prendre pour un fabulateur. J'en étais vraiment désolé, gêné.

Mais le lendemain matin, mes activités trépidantes à l'hôpital de Strasbourg me firent oublier mes scrupules. La vie reprit son cours. Les semaines filèrent, plus pluvieuses et froides. C'est à la même époque aussi que j'appris que ma candidature pour une mission médicale en Amérique du Sud venait d'être acceptée. Courant octobre, je quittai la France.

Ce n'est donc que huit mois plus tard, à mon retour de Bolivie, que le Grand Chef vosgien allait de nouveau marquer ma vie, de sa manière mystérieuse.

De ma mission latino-américaine, j'étais revenu le teint basané, les cheveux plus longs et la barbe généreuse. Même mes amis et mes proches avaient eu du mal à me reconnaître, d'autant plus que, pour prolonger cette situation cocasse, j'accentuais encore ma voix grave. C'est dans le même esprit farceur que, pour ma première balade dans la région, je me rendis à ce bout du monde , au fin fond de Stosswihr. Là-bas, en Amérique du Sud, malgré la beauté sauvage de certains paysages, j'avais plus d'une fois ressenti la nostalgie de mes forêts vosgiennes. J'avais hâte de les retrouver.

En me garant à l'orée du bois, j'aperçus de loin, conformément aux voeux de mon coeur, assis dans son inusable fauteuil pliable, le Grand Chef , cette mémoire vivante de tous les sentiers. Allait-il me reconnaître ? Le jeu m'amusait, je l'avoue. Je fis d'abord semblant d'examiner longuement tous les panneaux d'indication. Apparemment il ne m'avait pas reconnu, mais il tardait à me questionner. Il fallait le laisser venir...

« Pardon » finit-il par me dire « vous comprenez le français . Je peux vous aider si vous voulez . » Le jeu devenait encore plus piquant que je ne l'avais imaginé. A ma mine, il m' avait pris pour un étranger, un métèque. De ma voix grave, je le rassurai donc et je le remerciai. Mais comme il commençait à me faire un peu pitié, je voulus le mettre sur la bonne piste en lui parlant de ma balade la plus personnelle. C'est pourquoi je lui annonçai que j'allais d'abord grimper jusqu'au Frankenthal, puis que je pousserai jusqu'au Gaschney avant de revenir par quelque part du côté du col de Sattel. Je voyais bien que Grand Chef m'écoutait avec attention, et qu'il réfléchissait tout en m'examinant. J'étais persuadé qu'il allait bien finir par me reconnaître. Je fus donc totalement surpris, et frappé de stupeur quand il se mit à me dire :

« Vous savez, avec un peu de chance, en coupant par les prés et les forêts, vous pouvez tomber sur une toute petite source, au goût de menthe sauvage. Vous verrez, elle est fraîche et délicieuse. Pour la découvrir, repérez-vous sur la barrière rocheuse qui domine les fermes de Wida ....puis dressez bien l'oreille ! »

Qu'il ne m'ait pas reconnu sous mon nouveau visage n'avait plus aucune importance . Le plus étrange, c'était qu'il venait de me redire, presque mot pour mot, ce que je lui avais moi-même indiqué, en commettant exactement la même erreur que moi ! J'en étais tellement décontenancé que je n'osais même plus le tirer de sa méprise. J'avais hâte au contraire de le quitter, et de m'élancer sur mon sentier. Mais tout au long de ma balade, je ne cessai de repenser à cette étrange coïncidence, et j'échafaudai dans ma tête les hypothèses les plus bizarres ou les plus saugrenues. De peur de devoir de nouveau le croiser à mon retour, je m'attardai même en cours de route et je fus donc soulagé de ne plus rencontrer personne quand, presque à la tombée de la nuit, je revins jusqu'à ma voiture.

Mais le hasard - qui n'est qu'un coup de pouce bienveillant de la Vie - tenait apparemment que je découvre le surprenant secret de ce Grand Chef .

Deux semaines plus tard, à la demande de Marc, mon meilleur camarade d'internat, j'acceptai un remplacement exceptionnel de deux jours à l'hôpital de Colmar. La perspective de travailler à ses côtés m'avait tout de suite enthousiasmé, puisque je connaissais fort mal l'univers des salles de réanimation. Je fus impressionné par la tension nerveuse qui y régnait, ainsi que par l'exigence impérieuse d'une vigilance sans faille. C'est là, dans cette salle, que le lendemain matin, en prenant mon service, j'eus l'étrange surprise de voir, encore endormi, sur son lit, le Grand Chef des sentiers. Son visage me semblait serein, mais vieilli. La fiche d'accompagnement précisait qu'il avait été opéré d'une « grosseur dans la paroi abdominale » .

Quand Marc vint me rejoindre pour la pause, il me donna quelques précisions. Les médecins avaient préféré l'opérer parce qu'ils redoutaient une extension maligne de cette grosseur. Seules les prochaines analyses permettraient d'évaluer l'éventuelle gravité de ce qui , déjà, semblait une tumeur...

« Mais tu sais, il en a vu d'autres...c'est un dur...Regarde ! »

Et en joignant le geste à la parole, il souleva le drap pour me découvrir ses deux jambes. Je ne pus m'empêcher de pousser un cri de stupéfaction. Mon Grand Chef n'avait pas de pied ! D'habiles chirurgiens avaient adapté sur ses moignons des prothèses podologiques. J'étais là, hébété. Il fallait que je sache, il fallait qu'il m'explique. Marc de son côté n'avait pas compris la raison de mon cri. Ce fut alors, autour d'un rapide café, une vague de révélations mutuelles.

En mars 43, le jeune Norbert Schmitt, âgé de treize ans, avait sauté sur une mine antichar . Pour sa chance, toute relative, la mine avait été enfouie un peu trop profondément. Il avait eu la vie sauve, mais avait perdu complètement ses deux pieds. Les prothèses lui permettaient seulement de tenir debout, de faire quelques pas entre deux appuis, ou sur ses cannes, et de conduire un véhicule spécialement conçu pour son handicap. Tout ce que me racontait Marc me paraissait invraisemblable. Mais lui-même trouva encore plus invraisemblable tout ce que je m'empressai de lui révéler: la présence de ce Grand Chef aux grands lieux de départ des randonnées de la Vallée de Munster; sa connaissance parfaite de tous les sentiers, dans leurs plus beaux recoins, et leurs plus surprenantes particularités; et... tous ses pieux mensonges.

Car il fallait bien se rendre à l'évidence! Depuis près de cinquante ans, le Grand Chef était dans l'impossibilité de faire la moindre balade en montagne. Toute sa mémoire des sentiers, il la devait à tous ces marcheurs qui, à leur retour de promenade ou de randonnée, lui confiaient leurs anecdotes et leurs découvertes. Sa mémoire ne m'en paraissait que plus merveilleusement extraordinaire. Il en fallait du talent et du génie pour évoquer si poétiquement des coins de balade qu'il n'avait jamais vus de ses propres yeux, tout en impressionnant ses interlocuteurs par l'immense franchise de son regard de vieux marcheur !

Ce n'est que maintenant que je comprenais l'utilité de cette couverture sur ses genoux, ou que je me rappelais l'avoir vu annoter au crayon une carte détaillée de toute la vallée. Et je devinais aussi qu'il devait ses étonnantes prédictions météorologiques à ses anciennes blessures. Quand il nous disait parfois qu' il « sentait des zébrures d'orages... » il devait réellement les sentir dans sa chair de grand blessé. Enfin je comprenais pourquoi je ne l'avais jamais vu ni venir ni repartir en ces lisières de forêt. Tout s'expliquait, y compris cette erreur révélatrice à propos de ma source au goût de menthe sauvage. Le Grand Chef était déjà pour moi un prodigieux personnage. Il était en train de devenir une légende vivante. Mais je fis promettre à Marc de ne jamais révéler à personne le secret de cet homme, et surtout de ne rien lui laisser paraître quand, le soir ou le lendemain, il serait appelé à le revoir pour des soins médicaux.

Deux mois s'écoulèrent avant que je ne rencontre de nouveau le Grand Chef . Avec des amis je revenais du petit Lac de Fischboedle, si gracieux dans sa solitude. Je l'aperçus de loin. Il s'était posté, cette fois-ci, aux abords du Lac de Schiessrothried, toujours assis dans son fauteuil, fidèle à son image. Mais le revoir me fit un choc. J'étais à la fois tout ému de le retrouver, mais en même temps je me sentais mal à l'aise, comme gêné de connaître à présent son secret. J'avais tout autant peur de me trahir que de le trahir. Je portais toujours ma barbe fournie, mais j'avais perdu mon teint cuivré. Il pouvait me reconnaître. Je préférai donc me mettre en queue de groupe. Quand il nous vit s'approcher, il ne manqua pas de nous saluer de ses formules souriantes. Il paraissait en pleine forme.

« Alors, la jeunesse, on revient du Fischboedle...Montrez-moi vos doigts, allez, montrez-moi vos doigts...Je m'en doutais, vous vous êtes encore promenés en aveugles. Tout comme vous me voyez, quand je reviens de cette larme de lac, j'ai les doigts bleutés de myrtilles...Oh! si vous saviez comme elles sont délicieuses et fondantes, à cette époque de l'année... »

Mes amis riaient de bon coeur, mais moi, à l'entendre parler ainsi, j'en avais les larmes aux yeux...

A deux autres reprises, le même été, je fus amené à l'apercevoir dans cette région de la Vallée de Munster. Mais bizarrement, alors que je pensais si souvent à lui, et de manière tellement affectueuse, je redoutais toujours de me retrouver face à lui. Car s'il me reconnaissait, il me parlerait forcément de Frankenthal, et probablement de ma source au goût inégalable. Cette seule perspective me donnait des frissons. Je préférai l'éviter. Mais le personnage me fascinait. Un dimanche, perché dans un arbre, je passais toute la fin de l'après-midi à l'observer aux jumelles. Qu'il était touchant à voir, dans ses grands gestes d'explication ou de commentaire, entouré des promeneurs et des randonneurs qui ne cessaient de revenir à leur point de départ. J'imaginais ses belles phrases sonores, ses descriptions stylisées. Je me sentais l'aimer comme un père. Bien plus tard, alors qu'il ne restait plus que deux voitures sur l'aire de stationnement, je vécus un moment poignant. Mon Grand Chef jeta un rapide coup d'oeil circulaire autour de lui, puis, avec la vivacité d'un magicien, il se releva, plia son siège, s'empara de ses cannes, camouflées dans un bosquet de fougères et gagna, plus rapidement que je ne l'aurais fait, sa voiture toute proche. La métamorphose de son visage était surprenante. Ce n'était plus le marcheur-blagueur au regard pétillant. J'avais sous les yeux un vieillard aux aguets.

Des mois passèrent. Mes responsabilités médicales m'accaparaient de plus en plus. Quand il m'arrivait encore d'aller faire de grandes marches, je préférais maintenant découvrir les Vosges du Nord. J'étais au moins sûr de ne pas le rencontrer. Mais la destinée avait manifestement décidé d'entrelacer jusqu'au bout nos deux vies.

Un après-midi Marc m'appela de Colmar. Le Grand Chef y était hospitalisé depuis plusieurs jours pour un cancer généralisé. Son état était critique. Mais surtout l'homme de notre secret mutuel semblait délirer toutes les nuits. Il bredouillait des mots confus, et notamment un étrange « Dagobert » . Marc était persuadé que mon Grand Chef était en train de livrer un dernier combat contre lui-même. Mais mon ami ne savait pas comment l'aider à en ressortir vainqueur et apaisé.

Les quelques mots de Marc m'avaient suffi pour entrevoir intuitivement l'enjeu de cet ultime combat. Je lui expliquai qu'il existait, au-dessus du Frankenthal, une grotte Dagobert. J'étais intimement persuadé que le Grand Chef tenait à y retourner une dernière fois pour des raisons encore mystérieuses.

« J'ai mon plan, Marc. Mais il faudra que tu m'aides. Le temps de préparer mon matériel, et j'arrive. Je t'expliquerai. »

Marc se montra tout d'abord très réticent. Mon projet était déraisonnable et il pouvait nous coûter à tous deux d'impitoyables reproches et poursuites de la part des hautes instances médicales. Mais, dans son amitié, il pressentait aussi que mon initiative était la seule juste et généreuse. Alors nous décidâmes d'agir sans perdre de temps. Il faudrait partir, le plus tôt possible, le lendemain matin. Mais pour l'instant, je tenais à prévenir discrètement le Grand Chef . Il avait certainement besoin de se préparer intérieurement . Tout me semblait maintenant d'une telle évidence que je ne ressentis pas la moindre gêne à l'aborder dans son lit.

« Grand Chef , Grand Chef demain matin presque à l'aube, nous allons vous mener à la grotte Dagobert... »

Son regard m'interrogeait, à la fois incrédule, étonné mais aussi parfaitement confiant.

« Vous me reconnaissez, Grand Chef... là, sans ma barbe, le petit, fidèle à son bout du monde au fin fond de Stosswihr...Je commence toujours par monter jusqu'au Frankenthal, et quand je reviens du Gaschney à travers prés et forêts... »

Son regard s'illumina d'enfance

« Ah.! Oui...C'est toi, la source au goût de menthe sauvage... »

« Alors, c'est d'accord, Grand Chef, demain nous grimpons à la grotte Dagobert... »

Ses yeux soudain reculèrent d'inquiétude et d'effroi. Je posai ma main sur son bras. « Ne vous en faites pas, nous allons vous prêter nos jambes... »

Nous eûmes tous les deux la pudeur de ne rien ajouter. Nos regards s'étaient compris. Il posa simplement, à son tour, sa main sur la mienne. « Merci, petit... »

Le lendemain, grâce à la complicité d'une infirmière et d'un ambulancier, tout se déroula comme nous l'avions prévu. En une nuit, le Grand Chef avait rajeuni de vingt ans. Dès les premières lueurs de l'aube, il nous attendait avec fébrilité. Au moment de quitter la chambre, il demanda seulement à Marc de prendre dans son armoire son vieil Opinel.

L'ambulance nous déposa tous les trois sur un chemin forestier, en contrebas du Sentier des Roches. Le temps était incertain en ce matin d'avril, mais la lumière matinale nous enveloppa de sa transparence exceptionnelle. Je voulais réellement lui offrir une vraie balade de montagne, au creux des sentiers, là où seuls ne peuvent passer que les courageux marcheurs. J'avais donc bricolé une sorte de sac à dos-harnais, qui reposerait à la fois sur l'épaule de Marc et sur la mienne. Le Grand Chef était heureux, collé contre nos dos. Il n'arrêtait pas de s'extasier devant la nature tout entière, s'émerveillant de tout comme un gosse à la fête.

« Mais c'est encore plus beau que dans mes souvenirs...Oh ! Mes petits, c'est merveilleux...Plus de cinquante ans que je n'y suis pas revenu... » et nous le sentions qui aspirait de grandes bouffées d'air...à moins qu'il ne sanglotât d'émotion. Il eut même le bonheur d'apercevoir un chamois qui détalait à grands bonds effarouchés. « Regardez, il nous guide... ». Plus d'une fois, il nous demanda aussi de nous arrêter, pour lui permettre, par exemple, de toucher, de palper une branche de genêt, un rameau de myrtille . Il voulut également cueillir à tout prix, du bout de son index, une perle de résine d'épicéa « Hum ! C'est une des plus enivrantes senteurs que je connaisse... » Sa joie était si belle à entendre que nous ne ressentions même pas la fatigue de la montée.

Parvenus à la grotte Dagobert, nous le délivrâmes de son harnais . Il était tout à coup devenu plus grave, plus recueilli devrais-je dire. Il examina d'abord longuement tout le paysage environnant, comme s'il recherchait, ou revoyait même, des images, des souvenirs. Nous l'aidâmes ensuite à pénétrer à l'intérieur. Son Opinel bien en main, il se mit aussitôt à gratter plusieurs pierres, à moitié cachées, au pied d'une des parois d'entrée. Puis il entreprit de déceler l'une d'entre elles, marquée de deux initiales. Quand il parvint enfin à la déplacer , je l'entendis qui s'exclama : « Oh! Elles sont toujours là ! » Et je crus voir qu'il tenait dans la paume de sa main, mangées de terre, deux bagues enfantines. « Ici même, il y a plus de cinquante ans... » En pleurs, il referma doucement, avec tendresse, sa main sur son précieux trésor.

« Maintenant, redescendez-moi, mes petits... »

Nous amorcâmes lentement la descente, pour lui permettre, de sa position légèrement surélevée, de se nourrir encore pleinement du paysage de son coeur et de ses rêves. Tout le reste du chemin, il nous parut bien silencieux, en comparaison des jaillissements de joie auxquels il s'était abandonné lors de la montée. Mais nous voulions respecter son silence et son secret.

Deux jours plus tard, Marc m'annonça que le Grand Chef venait de s'élancer sur le sentier des randonnées éternelles. Ils l'avaient trouvé au petit matin, presque souriant de sérénité, les doigts repliés sur ses deux bagues mystérieuses. Depuis, il ne cesse de m'accompagner sur tous les chemins de ma vie et je l'imagine, là-haut, les semelles au vent, heureux dans ses interminables marches à travers les nuages.