Depuis des semaines, ils le font croupir dans sa cellule. Tout seul dans sa cellule. Car cet homme est trop dangereux. Il a le pouvoir des mots. Il a le pouvoir d'écrire des poèmes et d'inventer des histoires qui réveillent dans le coeur des hommes leur éternel besoin de bonheur et de liberté. Il a le don de ces phrases qui rendent les hommes meilleurs, et plus lumineux au fond d'eux-mêmes. Rien n'est plus insupportable pour le pouvoir en place. Ceux qui avaient osé publier ses textes ont aussitôt été arrêtés, condamnés. Leur revue, bulletin, journal ont été interdits. Alors dans tout le pays, les gens se sont mis à recopier de leur main ses poèmes et ses histoires. Pour mieux les faire connaître. Pour mieux les offrir comme des pains de lumière à ceux qui sont affamés. Les Brigades Spéciales de Sécurité en ont découvert. Elles ont donc décidé d'arrêter le grand coupable, l'homme par qui les rêves arrivent.
Et depuis des semaines, ils lui construisent des murs de l'oubli. Laisser passer le temps. Compter sur l'inévitable lassitude qui finira par contaminer même les plus exaltés. Attendre que se calment les éphémères indignations internationales de quelques associations de l'utopie. Parier que, tôt ou tard, ce petit poète n'intéressera plus personne. Puis sceller cet oubli par une mort définitive.
Pour l'instant, ils l'ont isolé dans une des tours de la forteresse.De temps en temps, pour s'amuser, et pour accélérer sa déchéance, ils viennent le tabasser et le cogner. Ceux qui frappent le plus fort sont ceux qui se vengent de n'avoir jamais su lire. Ils lui ont, bien sûr, supprimé tout ce qui lui permettrait d'écrire. Dans cette cellule, à peine éclairée par une étroite lucarne, ils ne lui ont laissé , dans un coin, qu'une lamentable paillasse.
Alors, pour ne pas perdre la mélodie des mots, pour ne pas perdre le rythme des phrases, le murmure de l'inspiration , il s'est mis à écrire dans sa tête. Des poèmes aussi simples et purs que le souffle de sa vie. Des histoires aussi limpides et passionnées que le battement obstiné de son sang. Et pour ne pas perdre aussi la danse de ses doigts, il trace de sa main, dans l'air, les lettres majestueuses et silencieuses de son âme. Il s'y applique de sa plus belle écriture, en s'arrêtant parfois pour relire toute une ligne de l'invisible.
Un jour qu'il était ainsi concentré sur une page de vent, il n'a pas entendu entrer ses tortionnaires, qui l'ont surpris dans ses étranges mouvements d'arabesques. A coups de crosse, ils l'ont expulsé de sa cellule, aussi violemment que s'il venait de tenter une évasion. Conduit dans le bureau du Chef Suprême, ils l'ont tabassé plus longuement que d'habitude. Puis ils lui ont coupé la main droite, pour que, jamais plus, elle ne puisse écrire des paroles, même sur du vent. Et si un gardien le surprenait encore dans ses pages clandestines, ils l'amputeraient des deux bras...
Mais que peut faire toute la stupide barbarie des bourreaux contre la flamme de la poèsie ? A peine rejeté dans sa cellule, il se met à composer une ode au martyr de sa main :
Et les vers qui naissent ainsi aux frémissement de ses lèvres, il les écrit à haute voix dans sa tête, les chuchote tout en marchant, ou les confie au vent par l'étroite ouverture qui lui fait entrevoir , au loin , les montagnes environnantes. Il est lui-même surpris par la vague irrésistible de son inspiration, et jamais, autant qu'aujourd'hui, il n' a senti la justesse de l'expression " ces mots qui coulent de source ". Il se répète inlassablement son poème, et s'accroche à sa cadence régulière comme aux battements mêmes de sa vie.
En parlant à sa main, il s'est aussi soudain senti moins seul. Alors il s'invente d'autres personnages, il s'invente d'autres dialogues. Un jour, il invite par exemple un nuage à se confier, à lui raconter les nouvelles de la Terre, les immensités de l'espace et les mystères de l'univers. Un autre jour, il s'imagine qu'un des murs de sa cellule se mette à lui parler de tous les prisonniers qu'il y a vus défiler, pendant plus de trois siècles de forteresse et d'Histoire. Se mette à répondre à toutes ses questions pour mieux faire jaillir du néant les figures de ses frères et de ses soeurs de douleurs. Et voici que toute sa cellule se peuple de ces hommes et de ces femmes qui ont marqué de leurs souffrances et de leurs espoirs ces murailles de l'horreur. Et voici que chacun se raconte, évoque son drame ou sa lutte, retrouve les mots de son crime, de sa misère ou de sa révolte. Ils se découvrent maintenant, se reconnaissent au-delà des siècles, se parlent entre eux comme des compagnons d'infortune, et leurs voix, qui se croisent et se renforcent, tissent les pages les plus poignantes de leur fier pays.
Au coeur de toutes ces rumeurs , le poète mutilé se sent soudain soulevé de lumière. Un livre vient de naître. Cette oeuvre, il la voit déjà dans ses moindres détails, tant il en a eu la révélation miraculeuse. Elle brûle en lui, charpentée, structurée de toute éternité, totalement rédigée avant même que d'être écrite. Il en suffoque presque, tout submergé qu'il est par l'impatience fièvreuse de la délivrance....Vite , vite à mes cahiers, se murmure-t-il, je vais leur composer l'épopée de mon peuple, je vais faire entendre ces voix au-delà même des terres de mon pays, et elles nourriront la juste colère de la liberté, je vais...mais, comme s'il sortait d'un rêve, il se surprend dans cette cellule qu'il fouille des yeux, et là, au bout de son bras, il ressent la douleur de son étoile, à jamais éteinte...Par l' étroite lucarne, la nuit lui semble désespérément nuit...
Dans sa petite chambre au bord du toit, le fils aîné du charpentier ne trouve pas le sommeil. Depuis plusieurs jours déjà, il se sent le coeur traversé par d'étranges choses. Et là, dans l'obscurité, sous sa morne fenêtre, il ne cesse de se tourner et de se retourner dans son lit. Pourtant son corps est tout rompu de fatigue après sa longue journée de travail, dans la montagne, à scier, tailler ou raboter poutres et planches. Mais c'est dans sa tête, mais c'est dans son coeur que se murmurent d'étranges choses. Des phrases montent en lui, aussi irrésistiblement que des pleurs, aussi confusément que des rumeurs. Et des mots inconnus soulèvent son silence intérieur.
Mais le jeune charpentier résiste de toute son envie de sommeil. Demain encore la journée sera rude. Il lui faudra des forces. Ce n'est donc vraiment pas le moment de sortir de son lit, d'allumer la lampe- tempête posée sur la table, et de noircir quelques pages de ces maudits textes qui mettent tant en colère son père. Et pourtant, ce n'est que la nuit, justement, qu'il lui est possible d'écrire tranquillement, loin des brimades et des mots blessants. Ses cahiers sont là, cachés sous une armoire. Il a presque un pied hors du lit...Non, pas cette nuit, demain peut-être. Et il se tourne et se retourne encore sous sa couverture, tiraillé entre les pesanteurs de son corps et les élans de son coeur dans une langue inconnue...
Le poète mutilé vient d'avoir l'intuition de sa mort imminente. Trop de semaines et de mois se sont écoulés. Les murailles de l'oubli vont définitivement se refermer. Mais il sent dans tout son être palpiter sa plus belle oeuvre. Alors ses lèvres ne peuvent s'empêcher de prier : " Oh, mon Dieu, faites que ces mots qui dansent et qui brûlent dans ma tête ne meurent pas avec moi." Il entend maintenant distinctement des pas dans les escaliers. Les traîtres et les lâches ! Faire de la nuit leur alliée de la mort et de l'oubli !
Alors, au moment même où les bruits se précipitent à sa porte, au moment même où, par l'étroite lucarne, il supplie une dernière fois le ciel - mon Dieu, faites que ces mots qui flamboient dans mon coeur ne meurent pas avec moi - là-bas, tout là-bas dans la montagne, une lumière solitaire vient de réveiller la nuit. Et malgré les cris de ses tortionnaires, le poète mutilé, dans son intuition fondamentale, a le temps de saluer l'étoile de son renouveau...
Là-bas, tout là-bas, un jeune homme , à la clarté de sa lampe-tempête, est en train d'écrire les premières lignes d'une histoire qu'il découvre et qui l'illumine...