Grand Prix de l'Académie du VarBibo le clown

Depuis son tout premier geste de clown, il y a bien bien longtemps, Bibo avait compris, comme de toute éternité, qu'il ne pourrait jamais plus vivre sans le plus beau de tous les spectacles du monde, sans la plus émouvante de toutes les magies de la Vie: le regard émerveillé des enfants. Malgré sa longue carrière, jamais il ne s'était lassé - ni même habitué - à voir toute cette grande forêt de yeux pétillant de joie, toute cette obscurité pailletée de petits diamants pris en flagrant bonheur de rire. Bien au contraire, à chaque fois, comme pour la première fois, au plus profond de ce qu'il avait de meilleur en lui, Bibo se sentait frissonner d'émotions à la vue de tous ces regards transfigurés d'émerveillement, de toutes ces frimousses suspendues de surprise puis illuminées de joie. Et pourtant, au cours de sa vie de clown, il en avait vu et vu des enfants...

Il avait d'abord été le clown saltimbanque, le roi des cabrioles et le prince des pirouettes. Véritable pantin de mousse élastique, entre deux piles d'assiettes, deux seaux d'eau ou quelques tartes à la crème, Bibo s'élançait, bondissait, voltigeait, puis il dégringolait soudain, retombait en roulés-boulés et ne semblait s'écrouler que pour mieux rebondir en sauts périlleux et farceurs, au milieu des fous rires des petits et des grands qui, vraiment, ne savaient plus où donner des yeux et du coeur.

Très vite, dans toutes les grandes villes de France, sous les plus beaux des chapiteaux, il était devenu Bibo, Le Clown par excellence, le kangourou des pistes mais aussi le musicien voltigeur. Car il n'avait pas sa pareille pour faire apparaître entre deux cabrioles le petit violon magique sur lequel il pleurnichait des airs à vous fendre l'âme.

Mais un soir, dans une cascade de sauts virevoltants, Bibo fit une terrible chute, ô combien spectaculaire et irrésistiblement drôle. Mais lui, sur le moment, crut qu'il ne pourrait jamais plus se relever. Soulevé par des tonnerres d'applaudissements, comme une boule de nerfs, il trouva pourtant l'énergie de finir son numéro et de quitter la piste sur ses pitreries inégalables. Quelques minutes plus tard, en coulisse, il était effondré dans son coin, ne pouvant plus bouger ni ses jambes ni son bras droit. Pendant plusieurs semaines, il dut annuler tous ses contrats. Cet accident douloureux vint lui rappeler qu'il n'avait pas impunément atteint la quarantaine, et qu'il était temps pour lui de penser à changer son numéro.

C'est ainsi que débuta sa seconde carrière de clown. Avec son complice Patok, il devint le clown-auguste-souffre-douleur, celui qui ne prend des coups de pied aux fesses et des seaux sur la tête que pour mieux les rendre, pimentés de quelques diableries supplémentaires. Bien sûr Bibo avait pleinement conscience qu'il n'était plus le même qu'autrefois. Parfois, seul à seul avec son visage grimé dans le miroir, il en avait les larmes aux yeux de n'être plus que l'ombre de lui-même. Mais son nom de Bibo suffisait à remplir les chapiteaux et la nouvelle génération de spectateurs semblait tout autant rire et s'amuser que les précédentes. Mais surtout Bibo retrouvait chaque jour le plus beau de tous les spectacles du monde, et la plus émouvante de toutes les magies de la vie : ces regards émerveillés d'enfants, ces éclats inaltérables de fraîcheur et de bonheur. D'ailleurs, même diminué, il n'était pas un clown comme les autres. Il avait en effet gardé de ses fougueuses années de saltimbanque-sauteur une manière inimitable de faire une sorte de soubresaut sur lui-même, dans un roulement d'épaules et de tête, dans un serpentement de colonne vertébrale et de fesses qui lui valaient à chaque fois des explosions d'applaudissements. Et quand, presque à l'improviste, il sortait de son immense pantalon bouffant son petit violon magique, il redevenait le Grand Bibo qu'il n'avait jamais cessé d'être, celui qui vous empoignait le coeur de ses mélodies déchirantes et qui, soudain, parce qu'il faisait fondre en larmes inconsolables le grand méchant Patok, déclenchait de nouveaux déferlements de rires contagieux.

Dans ces tourbillons de clowneries et de spectacles, les années passaient trop vite. Mais si son nom célèbre dominait toujours de ses grosses lettres de lumière les affiches du cirque ; si les spectateurs se pressaient toujours aussi nombreux sous le grand chapiteau, lui -même se sentait peu à peu abandonné par ses forces et par son corps. Passé la soixantaine, même les coups de pied aux fesses le faisaient souffrir, et ses doigts, de plus en plus crispés et endoloris, ne lui permettaient plus que de jouer quelques touchantes mélodies. Alors, il dut revoir et changer encore une fois son numéro.

Il se transforma en clown triste. Une sorte de dompteur aux épaules de géant le traînait de force jusqu'au centre de la piste et lui ordonnait de jouer sur son violon. Mais à peine le dompteur à la démarche militaire avait-il tourné les talons que le pauvre Bibo essayait de s'enfuir, par les coulisses ou à travers le public. Cependant le géant le rattrapait toujours et il venait le redéposer, par la peau des fesses, par le fond de son pantalon, au pied d'un immense pupitre, bien plus haut que lui ! Les enfants n'en finissaient pas de rire, et de crier pour le mettre en garde contre l'arrivée du terrible dompteur. Bibo, de son côté, trouvait dans ce nouveau numéro une immense satisfaction. Au fil des années, il était devenu tellement myope qu'il ne parvenait même plus à distinguer nettement les visages des enfants. Il se retrouvait environné d'une forêt de mouvances floues, inconfortables et impersonnelles. Il en souffrait plus que tout, puisqu'il ne savait se nourrir et se ressourcer que dans les yeux émerveillés des enfants. Alors, chaque fois qu'il essayait de s'enfuir à travers les gradins, ou de se cacher au milieu des spectateurs, il en profitait pour s'inonder d'une belle gerbe de visages si proches, et pour calmer sa faim de regards enchantés.

Bibo était déjà d'une vieillesse avancée quand au cours d'une représentation, au moment même où il devait enfin jouer de son petit violon, il ressentit une violente crampe généralisée de toute sa main droite. Après une mimique imprévue, et dans son instinct génial du spectacle, il prit doucement son violon dans ses bras et, tout en le berçant comme un petit enfant, il se mit à lui raconter une histoire. Mais de quelle voix ! Bibo avait tellement hurlé sous tous les grands chapiteaux de France que ses fragiles cordes vocales étaient devenues de robustes troncs sonores. Sa voix était aussi rocailleusement belle, profonde et retentissante qu'une caverne de velours. Seul en piste, avec son violon dans ses bras, il subjugua de sa voix et de son histoire merveilleuse toute une assistance émue de silence.

Dans les coulisses on s'interrogeait, on s'inquiétait. "Mais qu'est-ce qu'il nous fout ce soir, notre Bibo ?" s'exclama en colère le directeur de la troupe. "On n'entend même plus un seul rire " " Venez donc voir " lui souffla une des trapézistes, " venez donc l'écouter ". Et le directeur à son tour, tout comme tous les autres artistes et techniciens, restèrent figés de stupéfaction et d'émerveillement en contemplant ce drôle de vieux clown bouleversant de fragilité et d'authenticité. Et quand, après de longues minutes de pur enchantement, Bibo acheva son histoire en embrassant affectueusement son violon, tout le chapiteau fut parcouru des plus fantastiques applaudissements qui, de mémoire de chapiteau, aient jamais retenti dans un cirque.

Depuis, à chaque représentation, Bibo terminait son passage en berçant son violon d'une histoire. Au gré de sa fantaisie, elle pouvait être touchante et poétique, tout comme loufoque et drolatique. Jamais on avait autant parlé de Bibo, et ses histoires, ainsi que sa renommée, le précédaient de ville en ville. On le disait malade et très vieux. Aussi plusieurs générations de spectateurs tenaient-elles à tout prix à le voir ou à le revoir, leur cher Bibo !

Un soir, au moment tant attendu, il prit doucement son violon, et, tout en le berçant, il lui dit de sa voix de velours caverneuse : "...je peux te le dire à toi, tu vas me comprendre...je vais mourir dans quelques heures, je le sens, je le sais..." Un léger murmure de l'assistance fut comme l'écho de sa voix. Bibo poursuivit d'une voix encore plus chargée d'émotion que d'habitude : "... Et j'aimerais te parler de la vie et de la mort, de ma vie et de ma mort..."

Et il se mit à lui raconter tout ce qui, à ses yeux, rendait la vie incomparablement précieuse. Ses paroles étaient aussi simples et attachantes que les richesses dont il parlait : des richesses de tous les jours, à la portée de tous les coeurs, pour un peu d'amour. Sous le grand ciel de toile étoilée, tous se sentaient interpellés par ce que disait Bibo, et tous avaient même l'impression que leur clown ne leur parlait qu'à eux seuls. Bibo lui-même, par moments, passait tout naturellement du tu au vous, et son regard venait tour à tour caresser son enfant violon ou l'immensité de l'espace.

"Vous tous" leur dit-il alors " soyez aussi des clowns de la vie... offrez du bonheur, offrez de la joie...faites étinceler les regards, et vivez d'émerveillement ! Et n'admettez jamais qu'en un seul endroit de la terre des hommes, des femmes et des enfants soient privés de leur joie de rire et d'aimer..."

Puis il leur parla de la mort, et de sa mort, comme s'il ne partait que vers d'autres terres ensoleillées où l'attendaient de grands chapiteaux d'amour pour des pistes d'éternité. L'émotion était encore plus profonde que le silence. Certains frissonnaient, d'autres ne pouvaient s'empêcher de pleurer. Bibo, l'homme, se sentait également gonflé de larmes, mais Bibo, le clown, restait un incorrigible farceur. " Hé, vous n'allez quand même pas tous vous mettre à pleurer " leur cria-t-il dans une mimique de gronderie. Et comme si subitement son corps retrouvait la mémoire, dans un roulement d'épaules et de tête, dans un serpentement de colonne et de fesses, il leur fit son drôle de petit soubresaut sur lui-même qui, naguère, avait tant contribué à sa célébrité.

En une pirouette de seconde, toute l'assistance fut emportée dans un fou rire de surprise et de soulagement. Sous des crépitements d'applaudissements, Bibo, tout heureux lui-même de le redécouvrir, leur refit à plusieurs reprises ce même soubresaut sur lui-même, tout en s'avançant vers les premiers rangs. Et là, à l'instant même où il entendait son vieux tambour de coeur redoubler sa folle cadence, il découvrit ce qui était encore plus beau que le plus beau de tous les spectacles du monde, et plus émouvant que le simple regard émerveillé des enfants... des yeux encore étoilés de larmes qui s'ensoleillent soudain du bonheur de rire à la vie...